"Je et les autres… Regards sur le Sénégal" Voici la préface du livre du journaliste Abdoulaye Fofana Seck signée par le Pr Alioune Badara Diané !

Rédigé par Dakarposte le Mardi 3 Aout 2021 à 00:42 modifié le Mardi 3 Aout 2021 15:06

Notre confrère, le journaliste Abdoulaye Fofana Seck, qui n'est plus à présenter, a sorti un livre intitulé "Je et les autres… Regards sur le Sénégal" . Un ouvrage disponible dans les rayons de la librairie HARMATTAN à Dakar. Dakarposte publie, afin que nul n'en ignore, la préface qui porte l'estampille du Professeur Alioune Badara Diané.


Intitulé Je et les autres… Regards sur le Sénégal, l’essai d’Abdoulaye Fofana Seck constitue, sans aucun doute, un livre qui fera date, car c’est un vaste laboratoire où le penseur envisage des questions essentielles pour le devenir de l’homo senegalensis. Dans l’avis « Au Lecteur » (1580) de ses Essais, Montaigne disait : « je suy moy-mesmes la matiere de mon livre ». Et, malgré la présence du « je », le livre a une dimension universelle par laquelle il s’affirme comme œuvre de sagesse. De la même façon, dans Je et les autres… Regards sur le Sénégal, au-delà du « je » qui produit l’œuvre, les autres acteurs sont beaucoup plus importants puisqu’ils permettent d’apprécier le fonctionnement de notre pays à des moments divers et suivant des angles différents. La référence aux fameux propos d’Arthur Rimbaud (« Je est un autre ») constitue un clin d’œil au lecteur cultivé alors que la question du regard, qui prolonge Regards Magazine, situe le lecteur dans une réalité subtile, variée et que nous avons tous en partage. 
 
Une lecture sociologique, qui est légitime, peut envisager Je et les autres… Regards sur le Sénégal comme un document social. Par l’intermédiaire des aventures individuelles présentées, l’essai met en scène le mouvement et les turbulences qui agitent la société. Promenade à travers les couloirs de la société, le livre, comme le voulait Michel Butor, est ainsi un «laboratoire du réel» dans la mesure où il est, de cette façon, rapproché des plus brûlantes manifestations de la vie ; il utilise la société comme matière première. L’essai se donne à lire comme un reportage sociologique. L’auteur indique ses orientations essentielles dans son œuvre, qui peut être envisagée, au moins en partie, comme un document comprenant des informations sur son terroir. C’est le lieu d’un recensement ; c’est un essai dans lequel on peut lire, en palimpseste, la présentation des mœurs religieuses, socio-économiques, politiques et culturelles du Sénégal. 
Et, parmi les figures exemplaires qui peuplent l’univers de Je et les autres… Regards sur le Sénégal, l’auteur  brandit l’image de Senghor tel le rameau d’or de la Sibylle. Mais, comme cette redécouverte est l’aboutissement d’une longue quête qui a fait naître une présence à partir d’une absence, l’univers qu’elle propose s’édifie sur un « livre de bonne foy »  dont l’envers est un séduisant et inquiétant abîme. Adossé à une solide culture, l’auteur montre, avec beaucoup de talent, que l’histoire du Sénégal se situe entre le sublime et le grotesque. La démission de Senghor en décembre 1980, le coup de fil d’Abdou Diouf à Wade (lors de la première alternance en 2000) et l’appel de Wade à Macky Sall (lors de la deuxième alternance en 2012) constituent des exemples que le modèle sénégalais peut montrer à l’Afrique et au monde. À l’autre versant du réel, les violences politiques, les contestations électorales et les situations grosses de dangers ont toujours fait tanguer la barque Sénégal. Le Sénégal est au creux de la vague ; il peut sombrer comme il peut surnager. Nul n’est besoin de posséder le «troisième œil» dont parle Friedrich Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles pour le constater. 
Mais, et c’est un des avantages du livre, Abdoulaye Fofana Seck est un optimiste qui préfère s’orienter vers le positif et parier sur une raison qui, quelles que soient les vicissitudes de l’histoire, finira par l’emporter. En un mot, pour Albert Camus comme pour lui, « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».
Le poème de Senghor, le pinceau de Kalidou Kassé et le tambour de Doudou Ndiaye Coumba Rose expriment, pour l’exemple, des mondes divers mais constituent une unique voie par laquelle le Sénégal affirme la quintessence de son génie. Le mot, la couleur et le son qu’illustrent ces trois personnalités constituent une forme de poésie nécessaire à l’existence et célébrée par  le chantre de Joal : « La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du Monde ? ». « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? », se demandait justement Friedrich Hölderlin à travers une fameuse question posée dans l’élégie « Pain et Vin » et commentée par Martin Heidegger. L’attitude de ces trois personnes peut être expliquée comme un début de réponse.
L’influence de Senghor est aussi esthétique parce que, dans les représentations d’A. F. Seck, il n’y a pas de primat de la pensée sur la forme, même si c’est une intention explicitement idéologique qui semble le plus souvent organiser les matériaux sensibles de l’œuvre. 
L’essayiste est un professionnel de l’esprit dont la production ne peut pas se réduire aux seuls déterminismes sociaux, car son
 texte est régi par une antinomie qui en fait une activité à la fois circonstancielle et exemplaire, dépendante et souveraine. Dans sa souveraineté et son exemplarité, l’essai utilise le rapport au modèle senghorien comme une possibilité de tenir un discours échappant aux contraintes de l’idéologie et lisible comme une opération verbale sur un langage que l’écrivain manipule.
De très grandes figures comme Ousmane Tanor Dieng se dégagent très nettement de cette galerie de portraits. Les différents acteurs sont tous des lecteurs du Prince de Machiavel dont ils appliquent les leçons avec un inégal bonheur. Dans l’économie interne du texte, le chapitre consacré au défunt Ousmane Tanor Dieng est un modèle du genre ; il est l’un des moments forts du texte. À travers une analyse pénétrante et des remarques justes et profondes, l’auteur montre comment on peut transformer la politique en art et comment, sans insulter, ni attaquer, encore moins calomnier personne, l’enfant de Nguiéniène a atteint en partie ses objectifs. L’homme est exemplaire. Lui, qui connaît beaucoup secrets, n’a jamais rien divulgué ; jamais un mot plus haut que l’autre, jamais de propos malveillants ou blessants sur ses adversaires. Chez lui, le calme olympien et la maîtrise caractéristiques du budoka sont alliés à une rare capacité de taire les secrets (que Malraux saluait dans le comportement de Jean Moulin). En évitant la place publique, il montre que la limite est très mince entre le grand art et le vulgaire.
Je et les autres… Regards sur le Sénégal aborde divers sujets et, parfois, descend dans les profondeurs pour sonder l’imaginaire collectif des Sénégalais, mais les chapitres relatifs à la politique sont de loin supérieurs aux autres. Du BDS au PS, en passant par diverses fusions qui ont donné le BPS et l’UPS, A. F. Seck retrace l’histoire politique du Sénégal qui est un pays complexe. Le PS, qui avait hissé très haut le niveau du débat intellectuel, constitue véritablement un patrimoine historique du Sénégal. La référence constante au PS et aux partis qui sont apparus dans le paysage politique sénégalais à la faveur du multipartisme intégral rend indispensable la question de l’examen du rapport entre l’éthique et la politique.
L’éthique est-elle diamétralement opposée à la politique dans notre pays ? À observer minutieusement le monde politique sénégalais, un analyste répondrait sans doute par l’affirmative. Or, au cœur de la politique, il doit y avoir l’éthique. Par un de ces curieux pied-de-nez dont elle est coutumière, l’Histoire se rappelle à notre bon souvenir. L’anormal est devenu normal. Cette curieuse inversion est à rétablir. L’éthique doit être au centre de la politique, conçue comme un art noble qui consiste à rendre service à la cité. L’urgence est extrême. Il y va du devenir de nos sociétés et de l’avenir de nos jeunes. 
À la fois trouble et lamentable,  le spectacle politique n’obéit plus à aucune règle. Le jeu politique est devenu illisible ; il y a ce que Julio Cortázar appelle des « carambolages du sens ». La pudeur a complètement disparu. De plus, les hommes politiques ne font absolument rien pour élever le débat. Un débat, quand il est élevé et civilisé, constitue le signe d’une très bonne santé en démocratie. Devant la banalisation et la promotion des anti-valeurs (opportunisme, tortuosité, trahison, calcul, goût du scandale, arrogance, voyez-moi, irrespect, double-jeu...), le Sénégalais, qui n’est pas dupe, éprouve une nausée (pas pour les mêmes raisons que Sartre) ; il sait que, tôt ou tard, les politiques s’entendront sur le dos du peuple qui sera le grand perdant. 
Jadis considéré comme «La Grèce noire », notre pays était un modèle, il est en train de devenir un contre-modèle. Il était devant tous les autres ; il est en train d’expérimenter douloureusement le port du bonnet d’âne. La quasi-totalité de la responsabilité est celle des politiques : sous l’angle de la  psychanalyse des foules et des cultures, ils ont réveillé les mauvais côtés des Sénégalais. Leur comportement doit se modifier pour se calquer sur un principe apparemment simple mais très complexe : «faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait». 
Entre l’époque de Senghor et la nôtre, la différence est de taille. En ce moment-là, le personnel politique voulait d’abord servir. Et l’un des textes que le Président mettait entre les mains de ses collaborateurs pour leur demander une note de lecture c’était l’Éthique à Nicomaque  d’Aristote. Au bout de son travail et à la fin de la note, le collaborateur se rendait souvent compte que le texte du Stagirite n’était pas pour le Président mais, en définitive, pour lui-même. De la sorte, il était respecté et écouté quand il parlait puisqu’il incarnait une certaine idée de la culture et illustrait une certaine philosophie morale. Sans avoir l’air d’y toucher, le Président donnait des leçons inoubliables sur l’éthique. Et tous ses collaborateurs redoutaient le moment du face à face avec lui. Nous sommes tous nostalgiques de cette période. Car si la ligne de démarcation entre le normal et l’anormal est abolie, la société s’engagera alors sur la voie de ce que Nietzsche, que nous retrouvons une dernière fois, appelle la « décadence ».
Dans ses divers chapitres, Je et les autres… Regards sur le Sénégal présente plusieurs entrées, car la lecture chronologique du texte n’est pas obligatoire. À partir de la ville de Thiès, choisie comme « Royaume d’enfance», l’auteur, dans son diagnostic, présente, « à sauts et à gambades », comme dirait Montaigne, différents milieux : journalisme, religion, culture, politique, justice, sport,  affaires, arts… Pour figurer son travail sur la société sénégalaise, l’écrivain utilise la métaphore du déplacement qui se développe à partir de son terroir natal et de son point de départ, Thiès. Le territoire du livre est fort vaste et tous ceux que y pénètrent ont des entrées qui leur sont propres, des chemins qu’ils sont les seuls à parcourir dans les deux sens et sur toute leur longueur bien qu’ils soient faits de multiples segments que d’autres vont parcourir à leur manière. Chaque lecteur a son « passage Nord-Ouest » ; l’essentiel, s’il faut en croire Hermès, étant donc de passer.
Le propos d’A. F. Seck fonctionne comme une très subtile relecture du Cratyle de Platon ; il s’agit de s’installer à la croisée des chemins ; non pour choisir mais pour savourer le plaisir de ne partir nulle part tout en ayant les yeux fixés sur toutes les possibilités de départ. Socrate est justement une statuette de Mercure. À la fin du dialogue de Platon, il souhaite bonne route à Cratyle en compagnie d’Hermogène. Désormais, un long périple commence pour les deux interlocuteurs et Socrate ne sera pas du voyage. Il connaît déjà le chemin pour l’avoir parcouru dans les deux sens et pour avoir, suprême luxe de grand seigneur, installé le signe dans l’indécidable en ayant tour à tour soutenu la thèse dite naturaliste et la thèse dite nominaliste. 
Un tel livre écrit par un auteur qui a un impressionnant carnet d’adresses nécessite un savant dosage entre ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire,  ce qu’il faut révéler et ce qu’il faut tenir secret. 
Sans aucun doute, l’auteur réussit ce pari, prend de la hauteur et ne succombe pas à la tentation du déballage inutile.
Du Sénégal des origines à l’actualité dominée par la pandémie de la Covid-19, A. F. Seck aborde tous les sujets sans esprit polémique, avec un humanisme admirable et, surtout, un égal respect pour l’ensemble des protagonistes de l’histoire. Sa démarche d’analyse consiste à éviter d’adopter la posture d’un donneur de leçons, à se placer à équidistance des chapellespolitiques et à se débarrasser de tout esprit partisan. L’avantage de cette position est d’affirmer une seule préoccupation : le Sénégal. Cette orientation  montre que l’essai est asservi à une idée directrice ayant force d’exigence absolue au point de donner le sentiment d’une obsession : la conservation de ce que le Sénégal a de meilleur. L’auteur souscrit à cette exigence au point de la convertir en état d’intransigeance incontournable sur lequel il insiste très souvent dans ses portraits.
Dans Je et les autres… Regards sur le Sénégal qui se lit facilement, l’auteur conçoit le journalisme comme une forme d’exorcisme moderne, une parole à la fois portée et étouffée par l’espoir, un art de vivre par temps de catastrophe. Il prononce une parole essentielle située entre l’inquiétude et l’enchantement et formulé dans un langage défiant parfois le commentaire et essayant de dire, malgré tout, que l’homme doit rester vierge devant l’Espérance. C’est pourquoi sa voix essaie de nous dire sa vision d’un Sénégal meilleur, puisqu’il faut que l’Espérance l’emporte sur le reste.
 
Alioune-B. Diané
Professeur titulaire de classe exceptionnelle
Université Cheikh Anta Diop, Dakar
Recommandé Pour Vous