Notre pays, ainsi que plusieurs autres sur notre Continent, sont en proie à une crise très profonde. A l'image «d'un monde qui s'effondre», pour reprendre le titre du célèbre roman de Chinua Achebe. La perte de sens et le bouleversement des repères transparaîssent dans les discours publics constitués de monologues parallèles indigents, émaillés d'invectives ou d'insultes. Des propos haineux, ignares ou mal inspirés, essaiment un peu partout pour semer la confusion et permettre à ceux qui les tiennent de se frayer un chemin à la faveur du désordre.
Crise des valeurs? Crise du système? Crise spirituelle et morale? Crise de l'éducation? Crise existentielle? Toutes ces crises semblent se conjuguer pour faire de l'espace public de notre pays un environnement chaotique de confrontation...d'avis et d’émotions plutôt que d'idées, un champ de batailles verbales plutôt qu'un lieu d'élaboration de pensées constructives. En fait, le discours public ambiant, semble exprimer un désarroi référentiel profond et inédit. Le développement fulgurant des réseaux sociaux qui rendent la prise de parole accessible à tous, n’est que le révélateur de la complexité du champ social sénégalais traversé par une violence inouïe. Souterraine jusque-là, elle s'exprime désormais à visage découvert à travers des vidéos ou sous le sceau de l'anonymat par des audios. Par ces outils, des personnes débitent des discours incendiaires et s'attaquent délibérément à d'autres, à tort ou à raison. Impunément. En raison de la nouveauté de ce phénomène et de la faiblesse du cadre juridique apte à arbitrer les conflits et à réprimer au besoin les outrances, une réflexion profonde sur les mesures urgentes à prendre pour prévenir l'irréparable s'impose. Mais, par delà des mesures urgentes et conservatoires, il va nous falloir interroger et, au besoin avoir le courage de le remettre en cause, le mode et le modèle de gouvernance hérité de la colonisation française. Remettre en question le « système » en profondeur est en effet devenu incontournable. Il ne suffira plus que de changer les acteurs. Il va falloir modifier les structures et la mécanique. Seul le timing et les modalités restent à définir. Il va falloir le courage de changer de monde (!) en plus.
La "démocratie," en tant que système de gouvernance garantissant des droits, et l'égalité de tous devant la loi, a une histoire. Elle procède d'une suite de conquêtes, historiquement et géographiquement datées. Elle a, sous ce rapport, des dimensions socio-culturelles indéniables. L'Universalité de ce modèle qui a, sous certains cieux, assuré la promotion des libertés et plusieurs progrès socio-économiques, n'est donc pas, comme on veut nous le faire croire, une vérité intangible ni le baromètre infaillible du mieux-être de tous les humains. Il y' a plusieurs pays qui prospèrent et se développent hors de ce modèle. Et, inversement, nous pouvons citer plusieurs pays qui ont plongé dans le chaos lorsque le système dit démocratique (à l’occidentale) leur à été imposé.
En vérité, soixante après notre accès à « la souveraineté internationale» comme il est d'usage de le dire, nous savons tous que les indépendances africaines, notamment de la zone francophone, dans ce qu'il est convenu d'appeler le pré-carré français, ont été piégées. Violentes aux premières heures de l'indépendance, les reprises en mains de plusieurs anciennes colonies se sont faites par le recours à des mercenaires sans foi ni loi. Le sulfureux Jacques Foccart, dont une littérature abondante raconte les faits et les méfaits en Afrique, a ainsi déstabilisé plusieurs régimes africains sous le prétexte de la lutte contre le communisme qui était un slogan porteur à l'époque. Des assassinats et des kidnappings, ont été perpétrés sur des leaders charismatiques africains et des régimes fantoches mis à leurs places. Plusieurs pays ont été asphyxiés et déstabilisés durablement. Je pense notamment à la Guinée de Sekou TOURE qui n’en finit pas de payer son NON au Général De Gaulle. Cet état de fait continue d’alimenter des fantasmes et des peurs qui sont à la source du mutisme, pour ne pas dire plus, d’une bonne partie de l’intelligentsia africaine. Il s’est développé ainsi des tendances au repli sur soi, à l’individualisme et à la course à l’enrichissement... pour se mettre à l’abri! Mais, comble de l’ironie, s’enrichir est rendu suspect en Afrique. C’est même se mettre à découvert dans certains cas! Pour cette raison, et d’autres plus fallacieuses, nous sommes mis quasiment sous tutelle par le système financier ! La Banque de France, à travers son réseau dans son pré-carré et l’arrimage du CFA à son mécanisme, contrôle nos flux financiers et a la latitude d’ouvrir ou de fermer les yeux sur tel ou tel mouvement de fonds... Mais c’est un autre débat !
Ces questions majeures devraient pourtant être au coeur du débat politique notamment de politique économique . Dans notre pays, comme dans tous les autres pays placés dans les mêmes conditions. Le préalable à la mise en route de vrais projets pour notre développement dépend en grande partie de notre capacité à les concevoir en toute liberté. Sinon nous continuerons à tourner en rond au gré des intérêts de nos tuteurs. L’indépendance économique et politique est le socle fondateur du développement. Où en sommes-nous? Tous les acteurs politiques, sociaux et économiques doivent répondre à cette question centrale.
Malheureusement, le temps est aux conflits pré-électoraux.
Le temps est en effet aux basses manœuvres qui révèlent la vrai nature de plusieurs acteurs du processus électoral qui jouent avec nos lois et piétinent nos valeurs. Rien d’étonnant. Depuis 7 ans, l’avant-scène...politique est occupée par la Justice ou plutôt par ses auxiliaires. Contestées, houspillées, vouées aux gémonies, les décisions rendues par certains de nos magistrats, et non des moindres, sont constamment remises en cause parce que contestables. C’est une des curiosités du Droit (en temps que...science) d’offrir autant de points de vues défendables qu’il y’a d’avocats et de juges. A charge au juge de trancher... selon son intime conviction (!) Et c’est pour cela que les débats se prolongent hors du prétoire. La multiplicité des médias offrant des tribunes pour défendre l’honneur d’un client même si la cause est déjà entendue.
Mais, le plus grave au fond de tout cela, c’est la perte de crédibilité de nos institutions héritées de la colonisation. Parce qu’elles ressemblent de moins en moins à nos exigences éthiques, morales et spirituelles. Les populations, dans leur vie de tous les jours, sont confrontées à la corruption et aux abus d’autorités. Certains hommes de tenues, sensés incarner la puissance publique, son prestige et son autorité, donnent notamment une image dévalorisante de l’autorité de l’Etat. Les décisions de...Justice semblent quant à elles donner une image de diktat de l’exécutif politique sur le judiciaire comme on le disait plus haut. Au demeurant les politiciens, dans l’exercice de leur métier, ne tiennent pas les promesses qu’ils font. Ils sont perçus comme une minorité active de plus en plus indexée comme la source de tous nos maux économiques et sociaux . La vitesse à laquelle ils s’enrichissent, mise en lumière par des scandales incessants, fragilise davantage le « système » dont on commence à s’interroger sur la légitimité.
« La démocratie est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres » avait dit Sir Winston Churchill, ancien Premier Ministre britannique, dont le sens de l’humour du même nom serait dérouté face à ce que nous vivons aujourd’hui. Car le « système » démocratique, laissé entre des mains mal intentionnées, et sous la conduite d’esprits peu ou pas éclairés, se transforme lentement en « démoncratie ». Osons ce néologisme car, quant au fond, les institutions, ne valent que par la qualité des hommes et des femmes qui les animent. La moralité des dirigeants bonifie ou défigure les Institutions théoriquement bien conçues et correctement articulées. L’illégal et le légal peuvent ainsi s’entrecroiser et se confondre allègrement lorsque des intérêts occultes, notamment financiers, prennent le dessus. Lorsque des groupes particuliers, appelons-les lobbies, capturent les institutions et les manipulent au gré de leurs intérêts, sans que les voies de recours ne jouent leur rôle d’arbitrage et de régulation, c’est le début de la tyrannie. N’ayons pas peur des mots! Il va falloir redonner du sens, de la dignité et de l’autorité au « système » . C’est le défi des temps actuels.
Le temps de « penser par nous-mêmes ? »
Le Président Senghor parlait ainsi dans ses moments inspirants: « Penser par nous-mêmes et pour nous-mêmes ! »
Il n’est donc pas fortuit que des débats, portés par des intellectuels de renom, pétris d’intelligence et sagesse, à l’instar de Cheikh Hamidou Kane et Souleymane Bachir Diagne, soient ouverts sur l’impérieuse nécessité de s’inspirer des sources de la sagesse africaine pour refonder des Institutions plus conformes à notre génie et à notre Histoire. Le temps d’ouvrir ce grand chantier serait-il venu? Tout porte à le croire car il n’y a aucune issue à poursuivre une imitation, caricaturale du reste, d’un modèle manifestement à bout de souffle!
Un des enjeux de l’élection présidentielle de février 2019 pour les gens de ma génération, sera de jeter toutes leurs forces dans une bataille décisive pour l’avenir de notre pays. Dans la paix sociale, la concorde inter-ethnique et religieuse, le développement économique et social et la répartition juste et équitable des ressources de la nation entre toutes ses catégories sociales et professionnelles.
Ces enjeux dépassent les querelles de clochers qui aboutissent à l’existence de 300 partis politiques et de 97 prétendants à la candidature à la magistrature suprême.
Reprenons nous pendant qu’il en est encore temps!
Amadou Tidiane WONE