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Youssou Ndour : « Je demande solennellement à Trump d’exprimer des regrets »

Rédigé par Dakarposte le Dimanche 13 Novembre 2016 à 19:10 modifié le Dimanche 13 Novembre 2016 - 18:09

Je ne serais pas arrivé là si… …


Si je n’avais eu une fabuleuse grand-mère pour me transmettre la tradition du chant, du conte et du partage. C’est elle qui m’a pratiquement élevé en m’inculquant sa passion et son don. Car c’était une griotte active et respectée, très charismatique.

Et lorsque mon père, qui n’était pas, lui, de la caste des griots, a accepté que je vienne vivre avec elle dans ce qu’on appelait « la grande maison », pleine d’enfants, j’ai eu la chance de dormir cinq années dans sa chambre et de pouvoir l’écouter longuement avant de m’endormir. Ce qu’elle m’a légué n’a pas de prix.
Quelles étaient les activités de la griotte ?
La griotte est d’abord une conteuse. Avant la radio, la télé, tous les réseaux sociaux, c’est elle qui gardait et transmettait l’histoire. L’histoire de la tribu, du village, des familles. L’histoire des connexions entre les gens, leur origine, leurs soubresauts, leurs liens avec une terre et une région. Elle conservait des foules d’anecdotes et savait faire rire, chanter des louanges ou ébruiter d’incroyables secrets. Elle jouait le rôle de médiateur et de ciment social.
Et elle se déplaçait sans cesse dans Dakar et sa sous-région pour une noce, une cérémonie de circoncision, un baptême. Souhaiter la bienvenue à un nouveau-né avec des chansons traditionnelles et d’extraordinaires rituels était fondamental. Mais dans la grande maison, il y avait aussi mille manifestations montrant à tous les membres de la grande famille qui ils étaient, d’où ils venaient. C’était une véritable école.
Histoires parlées ? Histoires chantées ?
Nous sommes une famille de griots chanteurs accompagnés d’instruments. Mais il en est d’autres qui rappent plus qu’ils ne chantent. Pour moi, le chant a toujours été fondamental, et j’ai passé des centaines d’heures à écouter ma grand-mère chanter de longs récits qui mêlaient histoires de famille, politique, toutes sortes d’événements.
Je m’imprégnais de tout, et je crois qu’elle sentait bien l’intensité de l’écoute de son premier petit-fils, et peut-être son talent. C’était elle la chef, même si mon grand-père, qui était un grand tailleur, avait aussi sa place.
Quand fut-il décidé que vous prolongeriez la tradition ?
Oh, ce ne fut pas si simple ! Mon père avait quitté sa région pour venir s’installer à Dakar, où il avait rencontré ma mère. C’était rare, à l’époque, qu’un non-griot épouse une griotte. Mais il avait réussi, et il rêvait que son fils aîné fasse les études qu’il n’avait pas pu faire. Cela excluait la reprise du flambeau de griot
Je me suis donc astreint à aller à l’école, mais en sortant de classe, et pendant les vacances, tout était bon pour me mettre sur le chemin de la musique. Je participais à des petites manifestations et cérémonies, je commençais à chanter, et cela me donnait des frissons. Quel plaisir ! C’était là ma voie, je le sentais. Mais quand j’ai commencé à fréquenter de plus en plus de musiciens, mon père s’y est opposé.
Et vous avez fini par le convaincre ?
On a trouvé un bon compromis. Ma grand-mère comprenait à la fois l’exigence de mon père et mon attirance pour la musique. Elle lui a donc suggéré que j’aille à l’Ecole des arts de Dakar, que dirigeait un cousin. Mon père rêvait tellement que j’exerce un vrai métier comme docteur, avocat, banquier : « Je veux te voir demain dans un bureau. » Mais j’ai vite quitté l’école. La musique m’a emporté.
Il y a eu un premier concert, un bon bouche-à-oreille, le succès s’est confirmé. Et, dès que j’ai gagné un peu d’argent, j’ai loué un appartement dans lequel j’ai installé des locaux professionnels, avec bureau et téléphone, pour mon manageur et les musiciens. Et un jour, je me suis fait le plaisir d’y emmener mon père en lui disant : tu vois, je fais les choses sérieusement, et j’ai un vrai bureau !
Cet héritage de griot imposait-il une sorte de devoir au musicien que vous vouliez devenir ?
Oui. Le griot joue un rôle social important. Il porte la parole du peuple vers les dirigeants, et la parole des dirigeants vers le peuple. C’est un trait d’union. Il relaie, il alerte, il sent les choses et les déclame.
C’est évidemment un peu moins fort aujourd’hui qu’à l’époque de ma grand-mère, où le griot dépendait des non-griots. Il intervenait par exemple pour un baptême et recevait en récompense ce que son hôte décidait : des habits, du riz ou de l’argent. J’ai toujours détesté ce lien de dépendance. Et, dès que j’ai commencé à être un peu connu, j’ai préféré jouer dans les théâtres en demandant au public de payer un billet s’il voulait nous entendre.
La responsabilité sociale demeurait-elle ?
Bien sûr ! J’ai toujours été porté par la figure de ma grand-mère. De même pour plusieurs de mes musiciens qui venaient également de grandes familles de griots. Au départ, il nous est arrivé de déraper, car nous étions très jeunes, et notre propos était loin d’être structuré. Mais nous n’avons jamais perdu de vue l’idée que le rôle du griot était d’être un trait d’union dans la société et que le contenu de nos textes importait.
Quels sujets étaient donc abordés dans vos chants ?
L’Histoire. Comme elle nous avait été contée. Mais ça ne suffisait pas. Nous étions des griots modernes, et il fallait donc raconter la société actuelle et nous projeter dans l’avenir. Ecrire de nouvelles mélodies et des textes forts. Picc mi, par exemple, est une histoire d’oiseau et de crocodiles qui dénonce la loi du plus fort par allusion aux institutions comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) qui exploitent l’Afrique.
Mais j’ai aussi écrit sur les enfants des rues, la situation des femmes, les déchets toxiques, les immigrés. Et l’impact a été gigantesque, parce que, jusqu’alors, les informations à la radio n’étaient données qu’en français. Et moi, je chantais en wolof, la langue du peuple.
La figure de Nelson Mandela vous a vite inspiré.
C’est le deuxième père des Africains ! Un jour, alors que je regardais les informations télévisées en noir et blanc avec ma mère, elle m’a demandé de lui expliquer ce qui se passait en Afrique du Sud. Elle n’était jamais allée à l’école et ne comprenait pas le journal télévisé en langue française.
Je lui ai donc expliqué le système de l’apartheid, la misère des Noirs, le combat en cours. Et bien sûr Mandela. Elle découvrait tout ça et en fut bouleversée. Alors, dès le lendemain, j’ai écrit en wolof une chanson à destination de toutes les autres mamans analphabètes : Mandela. Et je l’ai chantée, chantée.
En 1985, j’ai organisé un grand concert au stade de l’Amitié, à Dakar, pour sa libération, et, en 1988, j’ai été invité à Wembley à un concert en son honneur, retransmis dans 70 pays, avec Sting, Peter Gabriel, Stevie Wonder, plein d’autres.
Après sa libération, il a annoncé qu’il viendrait au Sénégal. C’est même Abdou Diouf, le président de l’époque, qui me l’a annoncé : « Ton ami va venir. » J’étais fou de joie. J’ai appelé mes potes du monde entier, et chacun voulait participer à ce concert qui devait le célébrer et qui a rassemblé plus de 100 000 personnes. Dingue. Hélas, il a eu un pépin et il n’a pu nous rejoindre. Mais il est venu quatre mois plus tard. Je l’ai alors rencontré en tête à tête. Et j’ai pleuré. J’ai pleuré comme un enfant.
En quoi a-t-il influencé votre parcours ?
Je pense qu’il a éveillé en moi l’esprit du « fight ». Vous voyez ? L’idée que les droits de l’homme ne se respectent pas naturellement et qu’il faut souvent les arracher. Que ce combat doit être pacifique mais qu’il est exigeant, sans concession, et implique des sacrifices. A nous tous, il a transmis une sorte de flambeau.
D’où vos multiples engagements auprès de l’Unicef, d’Amnesty International, et votre propre fondation en faveur du droit des enfants et du développement durable ?
C’est cohérent. S’il y a une chose que je redoute, c’est bien la solitude. Et, malgré mon succès mondial, je n’ai jamais imaginé vivre ailleurs qu’à Dakar. J’ai besoin des miens, comme à l’époque de la grande maison, et j’ai besoin du contact avec les gens. C’est la seule façon d’écrire des textes qui sonnent juste. Je ne donne pas de leçons, mais mes chansons ont de l’impact.
Et puis, j’ai toujours fait, au moment de Noël, des concerts play-back dans des écoles. Un truc merveilleux pour les gosses qui a attiré l’attention de l’Unicef dont je suis devenu un ambassadeur. Cela m’a ouvert sur beaucoup de sujets. Puis mon amitié avec Bono m’a mobilisé sur la question de l’effacement de la dette africaine. On est allé voir des chefs d’Etat, les Nations unies (ONU), le Congrès américain. On s’est imposés au G8 en exigeant d’être entendus, quitte à faire du bruit et organiser des conférences de presse. J’ai vu Merkel, Bush, Clinton, Abe du Japon…
Et le paludisme ?
Ce problème m’a sauté à la figure. Je le vivais depuis toujours comme un désagrément inhérent à la vie en Afrique, mais je n’avais pas réalisé qu’il tuait plus de 2 millions d’Africains par an, 3 000 par jour, notamment des enfants, et que les conséquences étaient énormes sur l’économie, l’éducation, la société. L’apprendre m’a révolté.
Il fallait que je m’engage et que je trouve des fonds. Je suis allé voir Bush peu après son arrivée dans le bureau Ovale. J’avais beaucoup de problèmes de conscience avec lui, mais ce dossier valait le coup. Et il a dégagé des moyens pour lutter à la fois contre le paludisme et le sida. On a vu aussi des sénateurs, on est retournés à l’ONU, on a tapé sur la table et mobilisé beaucoup de monde.
Restait à travailler avec les populations locales. On a inventé des campagnes à la radio, à la télé, avec des personnalités très connues qui disaient : « Il est 21 heures, vous allez vous coucher mais n’oubliez pas la moustiquaire imprégnée ! »
Le griot face aux chefs d’Etat…
Ce n’était pas évident, hein ? Chirac m’a marqué. On a longuement parlé ensemble de jonction des cultures, et sa fondation, dont je suis désormais membre, s’est engagée sur le paludisme. Et puis Obama. Il est venu au Sénégal en 2013. Entre-temps, j’étais devenu ministre dans le gouvernement de Macky Sall.
A sa descente d’avion, après avoir été accueilli par le président, il m’a longuement serré la main : « Voilà mon idole, Youssou Ndour ! Je t’ai écouté dans l’avion. Je suis totalement fan ! » C’est passé en direct à la télévision, c’était incroyable. Et c’est devenu un pote. Il reste une grande référence pour nous tous. Mais c’était le président des Etats-Unis. Pas de l’Afrique !
Vous avez donc plongé dans la politique…
Ce n’était pourtant pas l’objectif. J’étais là pour divertir en disant la vérité. Et puis j’ai gagné de l’argent, créé des emplois, lancé une radio, une télé, un groupe de médias, investi au Sénégal.
Mais voilà que le président Abdoulaye Wade a voulu se présenter pour un troisième mandat, en dépit de la Constitution. J’ai trouvé ça inacceptable. Et j’ai senti qu’avec ma petite popularité je pouvais faire quelque chose pour combattre cette régression. J’ai plongé dans les dossiers, discuté, et à un moment, j’ai dit : basta ! Je suis aussi capable que d’autres de diriger ce pays. Autant y aller pour saper les chances de Wade.
Il s’est arrangé pour me disqualifier et m’empêcher de concourir. Mais je me suis rangé au côté du candidat Macky Sall qui, une fois élu, m’a demandé de venir travailler avec lui. Et ça se passe bien !
Vous êtes encore ministre ?
Oui. J’ai quitté le gouvernement et les ministères de la culture et du tourisme car la musique me manquait trop. Mais je reste ministre-conseiller du président.
Que pensez-vous avoir apporté à la politique ?
J’ai cassé l’idée que seule une petite caste issue des mêmes écoles, milieux et familles, pouvait diriger le pays. Moi, je n’ai pas fait l’université, je ne possède aucun diplôme, on me l’a reproché au début. Eh bien c’est terminé !
J’ai aussi montré que, au lieu de plonger dans la politique pour s’enrichir et accéder à la réussite personnelle, on pouvait faire l’inverse : construire d’abord sa vie et son succès avant de s’engager pour la cité. Et la servir.
Non seulement je ne me suis pas enrichi mais j’ai perdu beaucoup d’argent quand j’étais au gouvernement. Enfin, je crois que j’ai apporté une vraie différence au conseil des ministres. Des préoccupations auxquelles personne ne pensait. Et plus de pragmatisme.
Comment réagissez-vous à l’élection de Donald Trump ?
Les Américains ont choisi un candidat antisystème. Dont acte. Mais je demande au président Trump d’exprimer des regrets pour certaines déclarations qu’il a faites durant sa campagne et pour les blessures qu’il a ainsi occasionnées. Je le lui demande solennellement. Il a tenu des propos déplorables sur l’islam, l’immigration, les Noirs et plusieurs communautés. Il a heurté plein de gens.
Alors il est urgent qu’il reconnaisse ses erreurs et qu’il mette ça sur le compte d’une campagne électorale outrancière. Urgent qu’il soit humble et qu’il dise clairement ses regrets. La campagne, c’est une chose. Sa présidence en est une autre. En tout cas, c’est ce que j’espère. Il doit lever les équivoques sur l’immigration et la religion et adopter désormais un discours correct à l’égard du reste du monde. Nous l’attendons.
Alors on pourra envisager de revoir nos relations avec l’Amérique, de tout rediscuter, de repartir à zéro. Il ne connaît visiblement pas l’Afrique. Mais nous, nous savons qui nous sommes. Et nous avons tous besoin les uns des autres.
Quel est le sens de votre présence au Bataclan les 18 et 19 novembre, un an après le massacre qui a endeuillé cette salle de concert ?
Saluer la mémoire de tous ceux qui sont tombés sous les coups du terrorisme à Paris, à Islamabad, au Mali, au Nigeria. Affirmer très fort que la barbarie ne passera pas. Et proclamer que le monde a besoin d’art, de musique et de culture. Je veux chanter la tolérance et la joie de vivre.
Propos recueillis par Annick Cojean

Auteur: Le Monde

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