
Difficile d'aborder librement le sujet de la guerre en Ukraine à l'université avec les enseignants ou les étudiants russes. C'est ce que confie Jade, 21 ans, une étudiante en master 1 de l'EM Normandie qui a dû quitter Ekaterinbourg début mars, un mois après son arrivée pour un échange universitaire, et quelques jours après le début de l'invasion de la Russie chez son voisin ukrainien.
"C'est comme si le sujet n'existait pas"
Un mail envoyé par l'administration de l'université russe à ses élèves étrangers au sujet des transferts d'argent internationaux - alors que Visa et Mastercard suspendaient leurs opérations en Russie - évoque d'ailleurs laconiquement la "situation".
"C'est comme si le sujet n'existait pas, explique Jade auprès de BFMTV.com. À l'université, personne n'en a jamais parlé. Au premier jour de l'attaque, c'était comme si c'était un jour banal, comme tous les autres. L'impression que ça donnait, c'est que c'était tabou. D'ailleurs, nous les étrangers, on était assez mal à l'aise".
Toute opposition à la guerre en Ukraine est en effet fortement réprimée. Les manifestants sont arrêtés - parfois des milliers en une seule journée - et la journaliste russe condamnée pour avoir brandi une pancarte contre la guerre lors du JT télévisé le plus regardé du pays dit craindre pour sa sécurité.
En effet, la Russie a adopté des lois très dures concernant la diffusion d'informations au sujet de la guerre en Ukraine. Vladimir Poutine a ainsi signé un texte qui peut entraîner jusqu'à 15 ans de prison pour ceux qui diffusent des "informations mensongères" entraînant des "conséquences sérieuses" pour les forces armées russes. Les mots "guerre" et "invasion" doivent aussi être bannis pour évoquer l'Ukraine.
"Je ne peux pas dire ce que je pense ici"
Un soir, Guillaume, 21 ans, interpelle dans le couloir de sa résidence universitaire un étudiant russe qui réside au même étage que lui. Le jeune Français est arrivé au début du mois de février à Moscou et devait y passer six mois dans le cadre d'un échange avec la même école de commerce, l'EM Normandie.
"C'était avant l'invasion de l'Ukraine, se souvient Guillaume. J'ai été direct et je lui ai demandé ce qu'il pensait de la situation et s'il aimait Poutine. Il m'a répondu: 'Rappelle-toi le nom de notre université (il s'agit de l'Académie russe de l'économie nationale et du service public auprès du président de la Fédération de Russie, NDLR). Je ne peux pas dire ce que je pense ici'."
Mais lorsqu'ils se retrouvent dans sa chambre, le jeune Russe lui parle plus librement. Il lui avoue qu'il est contre la guerre, qu'il désapprouve Poutine, qu'il a honte d'être Russe, qu'il ne voit pas son avenir en Russie et veut quitter son pays.
"Il m'a dit qu'il détestait Poutine"
Parfois, la parole semble en effet se libérer. Guillaume raconte un autre épisode qui lui est arrivé peu avant son départ de Russie.
"C'était un établissement très surveillé, il y avait des gardes à l'entrée. Un soir, je rentrais tard d'une soirée, il devait être 4 heures du matin, et l'un d'entre eux m'a demandé ce que je pensais du conflit en Ukraine."
Le jeune homme est prudent, ses enseignants français viennent justement de le prévenir par mail d'éviter de répondre à ce genre de questions.
"J'ai répondu que je ne savais pas trop quoi en penser. Et là, il s'est emballé, il m'a dit qu'il était contre la guerre et qu'il détestait Poutine. Ça m'a étonné parce que la plupart des Russes que j'avais rencontrés n'osaient pas le dire, ou alors dans un cercle privé."
Un mail de mise au pas
Guillaume se hâte d'écourter la conversation et de rentrer dans sa chambre. Difficile de savoir quelles étaient les réelles intentions du garde mais l'étudiant ajoute avoir été interrogé à plusieurs reprises, de la même manière, par de jeunes Russes. Un comportement qui surprend alors qu'au même moment, Guillaume recevait - comme tous les autres étudiants et personnels de l'université russe - un mail de l'administration. Une mise au pas.
Il y est écrit que "le président de la Fédération de Russie, Vladimir Vladimirovitch Poutine, a expliqué en détail les raisons de la décision de mener une opération militaire spéciale" et que "le contexte historique et les raisons de cette décision difficile sont clairs".
"Nous exhortons chacun à utiliser les sources d'information officielles, à être critique et vigilant pour ne pas être victime de la guerre de l'information déclenchée contre nous, continue ce courrier. Les actions irréfléchies et les violations peuvent avoir des conséquences irréparables. Nous vous demandons de respecter strictement les lois de la Fédération de Russie et de ne pas succomber aux provocations."
S'ensuit une énumération des différentes sanctions encourues - lourdes amendes et peines de prison jusqu'à quinze ans - en cas de "faux", "d'actions publiques" et "d'appels" à "empêcher" ou "discréditer" le déploiement des troupes russes "y compris sur les réseaux sociaux".
"Certains étudiants russes postaient des publications contre la guerre sur les réseaux sociaux, témoigne encore Guillaume (depuis, la Russie a interdit Facebook et Instagram pour "extrémisme" même s'il est toujours possible de s'y connecter, NDLR). C'était certainement pour leur mettre un coup de pression".
Morgane, 23 ans, a quitté précipitemment la Russie quatre jours après le début de la guerre en Ukraine. Cette étudiante en master 1 de la Kedge Business School, une grande école de commerce et de management, ne sera restée qu'un mois à Saint-Pétersbourg sur les six prévus dans le cadre de son échange. Car dès le lendemain de l'offensive, son école française l'obligeait à rentrer au plus vite.
"J'avais trouvé un billet pour le mercredi d'après. Mais le dimanche, j'ai appris que mon vol comme tous les autres pour la France étaient annulés (Air France annonçait alors la suspension de ses vols vers la Russie et la France fermait son espace aérien aux avions et compagnies aériennes russes, de même que les autres pays européens, NDLR), explique-t-elle à BFMTV.com. L'école s'est débrouillée pour me trouver un avion le soir même, j'ai eu quatre heures pour faire mes valises et partir."
Avec un certain goût d'inachevé pour la jeune femme. "Je ne voulais pas partir, je me sentais bien, poursuit Morgane. Jamais je ne me suis sentie en danger ou ciblée parce que j'étais Française." Contrairement à certains autres étudiants français qui se trouvaient sur le même campus qu'elle et qui ont lui ont confié s'être sentis suivis dans la rue.
Au sein de l'université, la jeune femme comme les autres étudiants étrangers étaient "parrainés" par des jeunes Russes, chargés de faciliter leur intégration sur le campus. "Quand on leur a annoncé qu'on avait l'obligation de rentrer, ils nous ont dit qu'on faisait bien, que c'était mieux pour nous."
"Il m'a dit: 'tu es en train de parler à un cadavre'"
S'il était impossible pour Jade, la jeune femme qui témoigne au début de l'article, d'évoquer le sujet à l'université, en privé, les langues se sont parfois déliées. La propriétaire de l'appartement qu'elle louait semblait désolée de la situation. "Elle s'est même excusée et elle m'a dit qu'elle avait honte de Poutine."
Lors d'une soirée, Jade échange également avec un étudiant russe. Il lui confie qu'il a reçu le jour même un courrier officiel de l'administration militaire lui ordonnant d'aller combattre en Ukraine.
"Il devait partir le lendemain mais il n'en avait pas envie, il avait les larmes aux yeux. Il m'a dit qu'il était obligé, qu'il n'avait pas le choix même s'il n'était pas militaire de métier (la Russie a reconnu la présence de conscrits dans ses rangs, NDLR). Il m'a dit: 'tu es en train de parler à un cadavre', il se voyait déjà mort", se souvient la jeune femme.
Depuis son retour, Jade a pu échanger avec le jeune appelé qui aurait réussi à reporter son départ au front. Mais ce qui a le plus marqué l'étudiante française, c'est le manque d'informations du jeune homme, marqué par un schéma de pensée hérité de la Guerre froide. Guillaume évoque lui aussi ces idées d'un autre temps, y compris chez les jeunes - il a été contraint un soir de présenter son passeport français à un jeune Russe convaincu qu'il était un espion à la solde de la Pologne.
"Il voulait aussi savoir quel était le point de vue de la France, si la France allait attaquer la Russie, se rappelle Jade. Et il me demandait aussi ce qui se disait dans 'notre camp'".
"C'est comme si le sujet n'existait pas"
Un mail envoyé par l'administration de l'université russe à ses élèves étrangers au sujet des transferts d'argent internationaux - alors que Visa et Mastercard suspendaient leurs opérations en Russie - évoque d'ailleurs laconiquement la "situation".
"C'est comme si le sujet n'existait pas, explique Jade auprès de BFMTV.com. À l'université, personne n'en a jamais parlé. Au premier jour de l'attaque, c'était comme si c'était un jour banal, comme tous les autres. L'impression que ça donnait, c'est que c'était tabou. D'ailleurs, nous les étrangers, on était assez mal à l'aise".
Toute opposition à la guerre en Ukraine est en effet fortement réprimée. Les manifestants sont arrêtés - parfois des milliers en une seule journée - et la journaliste russe condamnée pour avoir brandi une pancarte contre la guerre lors du JT télévisé le plus regardé du pays dit craindre pour sa sécurité.
En effet, la Russie a adopté des lois très dures concernant la diffusion d'informations au sujet de la guerre en Ukraine. Vladimir Poutine a ainsi signé un texte qui peut entraîner jusqu'à 15 ans de prison pour ceux qui diffusent des "informations mensongères" entraînant des "conséquences sérieuses" pour les forces armées russes. Les mots "guerre" et "invasion" doivent aussi être bannis pour évoquer l'Ukraine.
"Je ne peux pas dire ce que je pense ici"
Un soir, Guillaume, 21 ans, interpelle dans le couloir de sa résidence universitaire un étudiant russe qui réside au même étage que lui. Le jeune Français est arrivé au début du mois de février à Moscou et devait y passer six mois dans le cadre d'un échange avec la même école de commerce, l'EM Normandie.
"C'était avant l'invasion de l'Ukraine, se souvient Guillaume. J'ai été direct et je lui ai demandé ce qu'il pensait de la situation et s'il aimait Poutine. Il m'a répondu: 'Rappelle-toi le nom de notre université (il s'agit de l'Académie russe de l'économie nationale et du service public auprès du président de la Fédération de Russie, NDLR). Je ne peux pas dire ce que je pense ici'."
Mais lorsqu'ils se retrouvent dans sa chambre, le jeune Russe lui parle plus librement. Il lui avoue qu'il est contre la guerre, qu'il désapprouve Poutine, qu'il a honte d'être Russe, qu'il ne voit pas son avenir en Russie et veut quitter son pays.
"Il m'a dit qu'il détestait Poutine"
Parfois, la parole semble en effet se libérer. Guillaume raconte un autre épisode qui lui est arrivé peu avant son départ de Russie.
"C'était un établissement très surveillé, il y avait des gardes à l'entrée. Un soir, je rentrais tard d'une soirée, il devait être 4 heures du matin, et l'un d'entre eux m'a demandé ce que je pensais du conflit en Ukraine."
Le jeune homme est prudent, ses enseignants français viennent justement de le prévenir par mail d'éviter de répondre à ce genre de questions.
"J'ai répondu que je ne savais pas trop quoi en penser. Et là, il s'est emballé, il m'a dit qu'il était contre la guerre et qu'il détestait Poutine. Ça m'a étonné parce que la plupart des Russes que j'avais rencontrés n'osaient pas le dire, ou alors dans un cercle privé."
Un mail de mise au pas
Guillaume se hâte d'écourter la conversation et de rentrer dans sa chambre. Difficile de savoir quelles étaient les réelles intentions du garde mais l'étudiant ajoute avoir été interrogé à plusieurs reprises, de la même manière, par de jeunes Russes. Un comportement qui surprend alors qu'au même moment, Guillaume recevait - comme tous les autres étudiants et personnels de l'université russe - un mail de l'administration. Une mise au pas.
Il y est écrit que "le président de la Fédération de Russie, Vladimir Vladimirovitch Poutine, a expliqué en détail les raisons de la décision de mener une opération militaire spéciale" et que "le contexte historique et les raisons de cette décision difficile sont clairs".
"Nous exhortons chacun à utiliser les sources d'information officielles, à être critique et vigilant pour ne pas être victime de la guerre de l'information déclenchée contre nous, continue ce courrier. Les actions irréfléchies et les violations peuvent avoir des conséquences irréparables. Nous vous demandons de respecter strictement les lois de la Fédération de Russie et de ne pas succomber aux provocations."
S'ensuit une énumération des différentes sanctions encourues - lourdes amendes et peines de prison jusqu'à quinze ans - en cas de "faux", "d'actions publiques" et "d'appels" à "empêcher" ou "discréditer" le déploiement des troupes russes "y compris sur les réseaux sociaux".
"Certains étudiants russes postaient des publications contre la guerre sur les réseaux sociaux, témoigne encore Guillaume (depuis, la Russie a interdit Facebook et Instagram pour "extrémisme" même s'il est toujours possible de s'y connecter, NDLR). C'était certainement pour leur mettre un coup de pression".
Morgane, 23 ans, a quitté précipitemment la Russie quatre jours après le début de la guerre en Ukraine. Cette étudiante en master 1 de la Kedge Business School, une grande école de commerce et de management, ne sera restée qu'un mois à Saint-Pétersbourg sur les six prévus dans le cadre de son échange. Car dès le lendemain de l'offensive, son école française l'obligeait à rentrer au plus vite.
"J'avais trouvé un billet pour le mercredi d'après. Mais le dimanche, j'ai appris que mon vol comme tous les autres pour la France étaient annulés (Air France annonçait alors la suspension de ses vols vers la Russie et la France fermait son espace aérien aux avions et compagnies aériennes russes, de même que les autres pays européens, NDLR), explique-t-elle à BFMTV.com. L'école s'est débrouillée pour me trouver un avion le soir même, j'ai eu quatre heures pour faire mes valises et partir."
Avec un certain goût d'inachevé pour la jeune femme. "Je ne voulais pas partir, je me sentais bien, poursuit Morgane. Jamais je ne me suis sentie en danger ou ciblée parce que j'étais Française." Contrairement à certains autres étudiants français qui se trouvaient sur le même campus qu'elle et qui ont lui ont confié s'être sentis suivis dans la rue.
Au sein de l'université, la jeune femme comme les autres étudiants étrangers étaient "parrainés" par des jeunes Russes, chargés de faciliter leur intégration sur le campus. "Quand on leur a annoncé qu'on avait l'obligation de rentrer, ils nous ont dit qu'on faisait bien, que c'était mieux pour nous."
"Il m'a dit: 'tu es en train de parler à un cadavre'"
S'il était impossible pour Jade, la jeune femme qui témoigne au début de l'article, d'évoquer le sujet à l'université, en privé, les langues se sont parfois déliées. La propriétaire de l'appartement qu'elle louait semblait désolée de la situation. "Elle s'est même excusée et elle m'a dit qu'elle avait honte de Poutine."
Lors d'une soirée, Jade échange également avec un étudiant russe. Il lui confie qu'il a reçu le jour même un courrier officiel de l'administration militaire lui ordonnant d'aller combattre en Ukraine.
"Il devait partir le lendemain mais il n'en avait pas envie, il avait les larmes aux yeux. Il m'a dit qu'il était obligé, qu'il n'avait pas le choix même s'il n'était pas militaire de métier (la Russie a reconnu la présence de conscrits dans ses rangs, NDLR). Il m'a dit: 'tu es en train de parler à un cadavre', il se voyait déjà mort", se souvient la jeune femme.
Depuis son retour, Jade a pu échanger avec le jeune appelé qui aurait réussi à reporter son départ au front. Mais ce qui a le plus marqué l'étudiante française, c'est le manque d'informations du jeune homme, marqué par un schéma de pensée hérité de la Guerre froide. Guillaume évoque lui aussi ces idées d'un autre temps, y compris chez les jeunes - il a été contraint un soir de présenter son passeport français à un jeune Russe convaincu qu'il était un espion à la solde de la Pologne.
"Il voulait aussi savoir quel était le point de vue de la France, si la France allait attaquer la Russie, se rappelle Jade. Et il me demandait aussi ce qui se disait dans 'notre camp'".